Un manifestant peut-il refuser, après une altercation avec les forces de l’ordre, que des policiers prélèvent sa salive ou ses empreintes digitales, en vue d’une inscription aux fichiers de police judiciaire ? Un arrêt récent de la cour d’appel de Nancy (Meurthe-et-Moselle), que Le Point a pu consulter, vient rappeler combien le terrain est mouvant et le sujet, juridiquement délicat.
Florian L., sans profession, avait été condamné en première instance à 6 mois d’emprisonnement avec sursis pour des violences, outrage et rébellion à l’encontre de policiers qui tentaient de le contrôler, au cours d’une manifestation contre la loi travail organisée le 15 septembre 2016, à Nancy. Alors qu’il se trouvait en garde à vue, il avait refusé de se soumettre à un prélèvement salivaire destiné à le faire inscrire au Fnaeg, le Fichier national automatisé des empreintes génétiques ; de même, il s’était opposé, « pour ne pas participer à une entreprise de fichage généralisé », à la prise de ses empreintes digitales en vue d’une inscription au Fnaed, le Fichier national automatisé des empreintes digitales. Pour ces deux infractions, Florian L. avait écopé de deux mois supplémentaires, également assortis du sursis.
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« Proportionnalité »
Si elle confirme sa condamnation pour son comportement violent envers les forces de l’ordre, la cour d’appel le relaxe pour les deux délits de refus de se soumettre aux relevés d’empreintes. Elle reconnaît que les délits de violences, d’outrage et de rébellion entrent bien dans le champ d’application de l’article 706-55 du Code de procédure pénale autorisant les relevés pour une inscription au Fnaeg. Mais la cour estime que ces mesures ne respectent pas, « en l’espèce », le « principe de proportionnalité » qui doit prévaloir entre l’atteinte au respect de la vie privée, d’une part, et le but poursuivi (la sûreté et l’ordre public), d’autre part. Visant l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme sur le droit à la vie privée et les « ingérences » dont un État peut se prévaloir, les magistrats nancéiens ont estimé que l’équilibre n’avait pas été respecté dans cette affaire.
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« Le prévenu n’a jamais été condamné, il a été arrêté dans le cadre d’une manifestation contre une loi sociale et son identité a pu être vérifiée. […] En l’absence de durée maximale de conservation des données au sein du fichier Fnaeg, et en l’absence de procédure d’effacement […], les poursuites engagées constituent une atteinte disproportionnée à son droit au respect de la vie privée », soutient l’arrêt. S’agissant des empreintes digitales, les magistrats lorrains considèrent que leur relevé était « inutile », n’étant pas « nécessaire à l’enquête » ; ils rappellent à cet égard que l’article préliminaire du Code de procédure pénale dispose que « les mesures de contrainte […] doivent être strictement limitées aux nécessités de la procédure et proportionnées à la gravité de l’infraction reprochée ».
Relaxé partiellement, le prévenu a vu, au final, sa peine ramenée à deux mois avec sursis. L’avocat général n’avait pas réclamé de peine pour ces refus de relevés d’empreintes ; il ne s’est pas pourvu en cassation.
La France épinglée pour ses fichiers
Cette décision ne surprend « qu’à moitié » Virginie Gautron, maître de conférences en droit pénal à l’université de Nantes (Loire-Atlantique), spécialiste des fichiers judiciaires et de police. « L’arrêt de la cour de Nancy reprend presque mot pour mot les termes de l’arrêt Aycaguer contre France, rendu en 2017 par la Cour européenne des droits de l’homme et condamnant notre pays pour atteinte disproportionnée à la vie privée », observe-t-elle. Jean-Michel Aycaguer, du nom de cet agriculteur des Pyrénées-Atlantiques, faucheur d’OGM, avait été condamné en appel à 500 euros d’amende pour avoir refusé de se soumettre à un prélèvement biologique destiné au Fnaeg. Sans remettre en cause l’existence d’un tel fichier, la cour de Strasbourg a contesté le fait que la loi française « ne fasse aucune différenciation en fonction de la nature et de la gravité de l’infraction commise », qu’il s’agisse d’une atteinte aux biens ou d’un crime contre l’humanité. Elle a estimé, de surcroît, que le régime actuel de conservation des données « n’offrait pas une protection suffisante », tant en raison « du délai de conservation des données (40 ans après une condamnation) que de l’absence de possibilité d’effacement ». « Ce qui est singulier dans l’arrêt de Nancy, poursuit Virginie Gautron, c’est l’allusion à l’absence d’utilité pour l’enquête d’une inscription au fichier des empreintes digitales. »
La loi anti-casseurs fait ressurgir le débat
Cette juriste regrette que la France « tarde à mettre sa législation en conformité avec la jurisprudence européenne », même si la loi de réforme de la justice adoptée le 23 mars permet désormais aux condamnées (et non plus seulement aux personnes suspectées) d’obtenir un effacement anticipé de leurs données au Fnaeg, sous le contrôle des parquets.
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La problématique se retrouve aussi dans la loi dite « anti-casseurs ». La possibilité, pour les préfets, de prononcer des interdictions de manifester en cas de « menaces d’une particulière gravité pour l’ordre public » ou en raison des « agissements » passés de certaines personnes, lors de manifestations, figure dans le texte adopté le 13 mars au Parlement. Si les députés ont rejeté l’idée d’un fichier spécifique, comme il en existe pour les hooligans interdits de stade, le texte validé par les sénateurs prévoit que les individus privés de leur droit de manifester pourront faire l’objet d’une « fiche ajoutée » au FPR, le Fichier des personnes recherchées. Face aux réserves de certains juristes – mais aussi pour couper l’herbe sous le pied à ses opposants –, le président de la République a saisi le Conseil constitutionnel afin qu’il se prononce sur la conformité du texte avec les principes fondamentaux.
Les dix sages valideront-ils les dispositions sur le fichage des manifestants interdits de cortège ? Virginie Gautron reste prudente. Elle rappelle toutefois que la CEDH reste chatouilleuse sur ces questions, « a fortiori quand il s’agit de fichiers de renseignements administratifs » ou de fichiers dont on ne connaît pas précisément le contenu.